Laurent Lucchini's profile

Le brochet - Nouvelle Illustrée

Je l'avais depuis une semaine. Je l'avais placé dans un vaste cube de verre, sur la cheminée.
Sa taille donnait un léger choc quand on le voyait entièrement déployé, comme cloué dans le grand mur de cette chambre.
Le soir, tous les soirs, j'avançais une chaise, je me plaçais devant l'aquarium, je regardais. Le brochet, presque toujours,
se plaçait face à mon regard.
Il avançait au ralenti, millimètre par millimètre, jusqu'à la paroi de verre. Il s'immobilisait alors et me regardait.
Du brochet, je ne voyais plus alors qu'une grande gueule dont les commissures pendouillaient, étirées dans une étrange moue de dégoût ou de mépris. Puis ces yeux sans regard, sans couleur ; cette faculté de paralysie totale ou de battre des nageoires d'une façon tellement affaiblie qu'elle frôlait l'inconcevable.
Je pouvais demeurer durant des heures à l'épier, à me demander ce qu'il pouvait bien comploter. Car, peu à peu, je m'étais persuadé qu'il attendait quelque chose, je ne voyais pas quoi, une occasion sans doute, une occasion favorable pour soudain... Je ne savais pas davantage dans quel acte il aurait bien pu se jeter, mais lui paraissait savoir...
Cela me semblait presque certain quand je regardais sa morne face d'objet sournois, cette chose qui n'était qu'une mâchoire dont on ne voyait qu'un rictus, mais qui dissimulait... Je savais ce qu'elle dissimulait, le brochet m'avait dévoilé un soir
les coulisses ; ses dents comme des lames et l'implacabilité dans laquelle ces dents étaient plantées.
Tout cela m'inquiétait, mais cette inquiétude me séduisait, elle était la raison même de mon attachement pour ce poisson.
Je ne l'aurais pas aimé avec cette passion un peu affolée si je ne l'avais pas su dangereux et fourbe ; d'autre part, je l'aurais certainement supprimé si j'avais réellement cru à quelque danger. Qu'aurais-je pu craindre ? Qu'y avait-il à craindre ?
Un soir, seulement, je compris.
Je venais de m'endormir. Aucun bruissement suspect, aucune clarté imprévue, rien d'anormal autour de moi et pourtant
il se passait quelque chose ; l'intuition de l'insolite était en moi, formelle, de plus en plus poignante. Je m'étais réveillé brusquement, je me redressai, j’allumai. Sans hésiter, je me tournai vers l’aquarium.

Il était vide.
L'algue seule flottait dans l'eau. Elle semblait vaciller sur elle-même, un peu ivre.
Dix pensées toutes absurdes me passèrent en une seconde dans le regard. Je me jetai hors de mon lit, j'empoignai une bouteille vide, j'allai me placer contre la porte, pendant que les questions les plus ridicules se faisaient pulvériser par des réponses
non moins saugrenues. Mais toutes fausses, les questions comme les réponses, et la réalité dépassait de loin l'absurde.
Le brochet, je le vis soudain, j'aurais dû le voir depuis la première seconde, mais une vision tellement peu plausible
que je ne l'avais peut-être pas reconnue.
Le brochet était dans un coin de la pièce, rigide, parfaitement en vie, à deux mètres au-dessus du sol, entre le parquet
et le plafond. Il flottait dans cet espace, il battait des nageoires, il avançait lentement comme il aurait avancé dans l'eau, implacablement, se dirigeant vers moi, la gueule déjà entrouverte sous ses yeux de bois mort.
Le brochet - Nouvelle Illustrée
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